Devenir grand ! Le succès te tend les bras mon garçon.

Yvan-Arthur Maigne

J’ai quitté le lycée il y a quatre ans. Si tout s’était bien passé, je serais actuellement au début de mon master 2 en droit dans une université suisse. Comme tu as pu le comprendre, tout ne s’est pas passé comme prévu, et aujourd’hui je suis très loin de ce master, très loin d’avoir ne serait-ce que validé ma licence. Alors, que s’est-il passé ? C’est la question que tu te poses certainement. Ou plutôt c’est la question que j’aimerais que tu te poses, que tu me poses, car elle mérite d’être posée. Tu veux tout savoir, je vais te raconter. Je vais te raconter l’histoire d’une promesse avortée.

Je ne viens pas d’un univers ultra privilégié. D’un monde où un avenir faste et brillant m’était promis, et que je n’avais qu’à tendre sensiblement le bras pour saisir. À la naissance, ma mère avait pourtant décidé : « Lui sera un magistrat », « Fiston ! Quand tu grandiras, tu deviendras un grand et puissant magistrat ». La mère avait parlé, elle avait eu pour moi ce rêve fou, il ne pouvait donc en être autrement. Plus tard dans ma vie, comme on le fait avec les chevaux de course, je m’entraînerais, me dresserais et me disciplinerais pour accomplir la prémonition de ma mère. Dès la maternelle, j’apprenais trois langues tous les soirs : le français, l’anglais et la langue ancestrale que parle la famille de ma mère. Je devais lire trois à quatre fois plus que les autres, et quand je ne lisais pas, j’étais pris par une terrible angoisse. J’entendais la voix grave et pressante de ma grand-mère me répéter : « Si tu ne lis pas, mon fils, jamais tu n’auras ta place à la table des Blancs. Mon fils, pour être plus fort que le Blanc, il faut d’abord lui ressembler, savoir tout ce qu’il sait et encore plus. Ainsi, un jour, tu deviendras comme ta mère. » J’ai bouffé tellement de livres depuis que je sais lire, que parfois, mes souvenirs d’enfance se confondent avec la vie de certains personnages. Je ne m’en apercevais pas, mais j’étais éduqué pour être seul, j’évoluais dans une bulle de silence, une bulle en acier doré en lévitation à côté du monde. Parfois, quand je m’entends répondre à quelqu’un que je rencontre, que je suis de nature solitaire, je me demande aussitôt si cette solitude est vraiment la mienne ou si elle m’a été imposée de force.

Plus tard, à l’école primaire et au collège, j’avais si bien intégré le « système Maman » que je voyais tout comme une opportunité d’écraser les autres de mon pseudo-savoir, et tout le monde comme des concurrents potentiels. Je devais gagner, et je voulais constamment gagner, sans savoir ce que je voulais gagner. J’étais jeune scout, j’étais délégué dans toutes les instances possibles et imaginables de la cité scolaire, j’étais même jeune ambassadeur à l'UNICEF, et bien évidemment j’étais le premier de la classe. Mais ce n’était jamais assez pour ma mère, je savais que je la décevais encore parce que je ne jouais pas aussi bien du piano, malgré tous ses efforts. Quand j’avais une note en dessous de 16, je rentrais à la maison la boule au ventre, terrifié à l’idée de le lui annoncer. Par chance, elle n’était pas souvent là, alors j’avais toujours un petit sursis jusqu’au vendredi soir. Le lundi matin, en retournant en cours, la joue encore brûlante de la baffe qu’elle m’avait assénée à son retour, je serrais les dents en me promettant que cela n’arriverait plus. Et généralement, après mes premiers cours de la journée et juste avant ceux de l’après-midi, je me réfugiais au CDI où je refaisais une ou deux fois tous les DST de la semaine qui avait précédé, jusqu’à avoir 20.

À force de vivre seul, je m’étais persuadé de ne pas aimer les autres, et d’avoir développé une forme de misanthropie précoce. À l’école j’étais un gamin brillant et chiant, à la maison, j’étais le fils pas assez exceptionnel, pas suffisamment brillant pour jouer parfaitement du piano. J’avais tellement faim de connaissances tout le temps que ça devenait ma seule nourriture. À partir de la 4ème, j’ai littéralement cessé de m’alimenter. Je ne voulais plus manger, manger me paraissait être un fardeau animal. Les seuls mets que je goûtais étaient pascaliens, camusiens ou spinoziens. Je ne dormais plus beaucoup non plus, par peur de perdre un temps qui m’était précieux pour apprendre de nouvelles choses. Mon objectif était de passer le Brevet des collèges à la fin de l’année, ainsi que de sauter la classe de 3ème.

Soudainement, sans que je n’aie pris conscience du moment de bascule, j’avais commencé à me détester moi aussi. Tout devenait difforme, étrange. Je ne supportais plus de voir le moindre pli de gras sur mon corps d’adolescent. Je haïssais ce corps imparfait qui me rappelait tous les matins que je m’éloignais plus que je ne me rapprochais de l’idéal de perfection de ma mère. Ce corps noir pas assez blanc, ce corps androgyne pas assez viril, ce corps que l’on pouvait aisément marginaliser et qui m’excluait de facto du cercle des happy few que j’ambitionnais d’intégrer. Ce corps, véhicule cabossé par les privations, que je martyrisais.

Évidemment, j’imagine que toi, lecteur ou auditeur, tu sens la chose arriver. Oui, bien sûr, j’ai fini par m’effondrer, par littéralement m’écrouler. Mes jambes ne me soutenaient plus, mes poumons ne se gorgeaient plus correctement d’air, mes yeux ne voyaient que très mal et, enfin, mes bras avaient à peine la force de me vêtir le matin. Donc oui, j’ai craqué. Et mon craquage m’a conduit dans le cabinet d’une psychanalyste, dont la mission presque impossible était de me réparer. Par la suite, j’ai dû ralentir, prendre le temps. Un temps qui me donnait sans arrêt l’impression de couler entre mes doigts, alors qu’il était juste là, autour de moi, en moi. J’étais dans le temps, et j’étais le temps. Mon projet de sauter la classe de 3ᵉ était tombé à l’eau, mais j’avais gagné une nouvelle façon d’appréhender ma propre vie ; un horizon différent se dégageait devant moi, pensais-je alors.

Avec l’aide de Claire, ma psychanalyste donc, je suis arrivé au lycée avec un autre état d’esprit, et j’ai commencé à me faire des amis. J’avais moins à cœur d’exceller dans tout ce que je faisais ; je comprenais que mes interactions avec les autres pouvaient se fonder sur autre chose que la compétition. Je me suis mis à fumer mes premiers joints, à fréquenter des mecs que je rencontrais sur Tinder ou parfois Grindr. Pour être tout à fait franc, je n’ai fait que ça pendant mes six premiers mois de 2de : fumer et baiser.

Néanmoins, étant toujours fortement imprégné de l’idéal que m’avait inculqué Maman, je parvenais à me maintenir au sommet de la chaîne alimentaire de mon lycée, à poursuivre mes engagements extérieurs, tout en me lançant dans une prépa Sciences Po. Une prépa qui allait m’apprendre tant de choses en me désapprenant malgré elle à être celui que j’avais été, presque depuis le berceau. Lorsque tout le monde s’affolait pour déterminer son orientation, ce qu’ils feraient après le lycée, j’avais l’arrogance et la prétention de les regarder depuis mon piédestal imaginaire. J’avais une si haute et fausse idée de moi-même que je ne pris pas le temps de m’interroger, de me demander si la voie que j’empruntais était véritablement la mienne. Le ciel de ma petite existence semblait alors s’être éclairci. J’avais un petit ami très spécial, et pour une fois dans ma vie, j’approchais même une forme légère de « vivre heureux », lorsque la pandémie de Covid a frappé tout le pays — donc mon petit monde — et, par la même occasion, nous a enfermés chez nous.

Ces semaines d’enfermement ont été des déserts de sensations et d’espoir. Elles ont tout asséché en moi et m’ont laissé aussi sec qu’une baguette rassie. Je pense aujourd’hui que c’est à cette période que j’ai commencé à me détacher inconsciemment et radicalement du modèle que représentait ma famille. Deux événements se sont déroulés à cette époque-là, qui auraient dû m’affecter davantage qu’ils ne l’ont fait, et c’est ainsi que j’ai compris bien plus tard que je n’étais alors déjà plus le garçon dans sa bulle en acier doré. Ce serait inutile de préciser qu’au sortir du lycée, je n’ai finalement pas intégré Sciences Po. Mon échec aux examens écrits a définitivement mis un terme à cette prétention. Tout n’était toutefois pas perdu, puisque j’avais été accepté sur Parcoursup dans un double diplôme de droit à Assas. Mais qu’allais-je y faire, moi qui n’avais plus de conviction, plus d’envie, plus de curiosité ?

J’étais ainsi perdu sur une route interminable, lancé à 200 km/h dans un véhicule qui savait qu’il finirait par se fracasser contre le mur de ma profonde et trop longtemps tue douleur. Le mur de mon trop longtemps ignoré malheur relatif.

Les quelques mois qui ont précédé mon entrée à la fac, même après le déconfinement, j’ai erré dans mon appart comme un zombie. Je pense qu’au fond de moi, j’avais le pressentiment que les emmerdes allaient bientôt voler en escadrille, que le moment où la bulle éclaterait approchait à grands pas. Je n’entendais plus la phrase que ma grand-mère me répétait souvent quand j’étais petit. Quand je me regardais dans la glace le soir avant de me coucher, je ne voyais plus le rêve de ma mère. Je voyais à la place un enfant terrifié à l’idée de grandir, écrasé par l’angoisse de ne pas être à la hauteur de la mission qui était à présent la sienne, dévoré par tous les démons de son enfance. Parfois, la nuit, dans mon sommeil, je croyais entendre Maman me dire : « Voilà, fiston ! Tu n’es rien, tu n’as encore rien construit, et rien de plus ne t’attend là où tu vas ».