Parenthèse Assas
Yvan-Arthur Maigne


On a tous déjà fait semblant de travailler pour amadouer nos parents, pour impressionner les amis, ou pour éviter la conversation lorsqu’on est à la BU et qu’un mec de notre TD vient s’asseoir à côté de nous. Mais c’est à chaque fois circonscrit dans le temps, avec un objectif bien précis. Et si je vous disais qu’à un moment donné, je faisais ça tout le temps ? Je passais ma vie à faire croire que je bossais alors que je ne faisais que maintenir les apparences. J’ai pourtant toujours été un bosseur, mais un jour, il s’est produit quelque chose en moi, et j’ai commencé à interpréter le rôle du mec qui bosse alors que je n’en foutais pas une. Ne t’es-tu jamais posé la question de savoir qui, dans les couloirs de ta fac, sont les vrais bosseurs et qui sont ceux qui sont à la ramasse ?
Si tu m’avais croisé dans un couloir, à la sortie de ton TD de droit constit, tu te serais probablement dit : « Putain, ce mec, c’est une vraie machine… Ça se voit que le droit est fait pour lui. » Tu aurais même certainement complexé en voyant mes fringues coupées sur mesure, ou encore ma mallette en cuir brossé noir. J’étais visuellement le cliché parfait de l’étudiant en droit : bien vêtu, bien chaussé, bien coiffé, avec un joli parler, et surtout toujours le menton relevé. Le plus troublant, dans tout ça, c’est que, malgré tout mon bullshit, j’étais bon. Je captais les enjeux, l’importance de la discipline. Je raisonnais et me passionnais pour la matière, les professeurs, les sujets des cas pratiques. En TD, je rayonnais par mon savoir, dont je faisais étalage sans arrêt. Mais dans les notes, puisqu’il n’y avait pas de travail de fond derrière et une difficulté persistante à intégrer la méthodo, j’appartenais plutôt au ventre mou de la classe. Néanmoins, la nécessité de maintenir les apparences faisant son effet, je mentais sur mes notes et prétendais avoir des 16 et des 17 quand j’avais des 11 et des 12.
D’autres, à leur façon, mettaient tous leurs efforts dans leur image. On les reconnaissait d’ailleurs assez facilement, puisque c’étaient ceux qui sortaient tous les soirs après les cours, qu’on voyait quitter les afterworks à 1h du mat’, ou encore ceux que tout le monde connaissait parce que c’étaient des vétérans dans les assos où l’on ne fait que picoler, vociférer des opinions politiques à chier, ou faire semblant de lutter pour le climat. Certes, ils ne mentent pas sur leurs résultats, mais tu sens qu’ils sont définitivement là pour être vus, plus que pour autre chose. Ce sont aussi les mêmes qui, à une semaine du galop ou du partiel, vont gratter des fiches à tout le monde, payer une blinde de mémos pourris sur des sites de merde, poster des Stories Insta d’eux à la BU avec des légendes du style : « Galop d’essai de droit admin dans deux jours, on y va au talent. »
Et c’est exactement ce genre de spécimen qui se retrouvait à la fin avec des notes entre 8 et 12. Bien sûr, je ne parle même pas de ceux qui touchent le fond, car généralement, on ne les voit plus entre les murs de la fac après le 1er semestre de L1. Tout ça pour dire que c’est comme ça que je me suis retrouvé coincé dans la peau de ce personnage dont je parlais au début. Orgueilleux comme je suis, je ne me suis pas résolu à ce que l’on me perçoive comme ces mecs et ces meufs que je viens de décrire. Je jouissais d’une réputation, et ma mission était de la conserver. Alors, j’ai commencé à agir davantage pour maintenir l’illusion que pour devenir celui que je paraissais être, celui que j’étais vraiment dans le fond, celui que j’avais été. Et j’ai commencé à naviguer à vue entre réalité et chimère, à confondre vérité et mensonge. J’ai compris bien plus tard – un peu trop tard, d’ailleurs – que si j’étais comme ça, c’était parce que j’étais arrivé à la fac comme un gamin. J’étais un gosse arrogant et désorienté, qui n’avait pas eu une véritable enfance, et qui s’amusait avec la perception que les gens avaient de lui. Un gosse de sept piges qui pensait qu’il n’y avait de vrai que ce qu’il imaginait.
Pourtant, au début, le premier semestre de L1 s’était plutôt bien déroulé. On l’avait passé pour partie à distance – je ne sais pas si tu te souviens, mais c’était l’automne 2020, et il y avait eu une sorte de second confinement que personne ne respectait vraiment. À cette époque-là, j’étais chez Vincent, mon ex, et c’est pour lui que j’ai commencé à faire semblant de travailler mes cours. Je ne saurais trop expliquer comment je me suis retrouvé dans cet engrenage, mais je crois qu’habiter avec lui à ce moment-là était une mauvaise idée. Je passais mes journées à l’attendre les jours où il devait se rendre à son bureau, et quand il était là, je ne quittais pas le périmètre de ses bras. Alors, puisqu’il m’avait connu au lycée, premier de la classe, lorsqu’il me posa la question sur mes premiers galops d’essai, pour ne pas voir s’éteindre dans ses yeux l’estime qu’il avait pour moi, je lui répondis un truc du genre : « Devine qui a encore eu la meilleure note ? » Et de là, l’engrenage fut lancé.
Sans surprise, j’ai fini le semestre avec des notes en dessous de 10 à presque tous mes partiels. Je nageais aisément dans une rivière de 12 ou 13 en contrôle continu, mais pour ce qui était des partiels, je me chiais littéralement dessus. Alors, je cachais mes résultats, en espérant rattraper le coup lors des rattrapages de juillet. Dans l’échec, j’acquis une compétence assez courante chez les gens qui sont dans le déni et qui ont un poil dans la main : celle de prévoir vaguement, sans être complètement imprécis, la méthode à suivre pour remonter la pente… et, par la suite, ne rien faire de ce que j’avais prévu. C’était devenu plus facile de me recroqueviller dans le mensonge tout en me convainquant que j’étais lucide. Aujourd’hui, quand j’y repense, je me dis que c’était comme une maladie, un virus que je m’étais moi-même inoculé.
Bien évidemment, le deuxième semestre fut tout aussi catastrophique que le premier. Et à la fin, alors que mon esprit était définitivement paumé, cherchant son chemin dans un brouillard opaque, avec pour seul guide au loin le son trompeur du bourdonnement d’un nuage d’abeilles menteuses, je n’eus même pas le réflexe de me rendre aux rattrapages. Au début de l’été, je mis le cap sur la Côte d’Azur et partis avec des amis, en espérant oublier. Et malgré un bref sursaut qui dura trois mois l’année suivante, le même scénario se reproduisit inévitablement.
Le plus difficile, quand tu dois sans arrêt jouer un rôle et raconter de la merde, c'est de te souvenir de la merde que tu as racontée à toutes les personnes avec qui tu deviens pote. J'avais remarqué que très souvent, étant de nature plutôt spontanée, j'inventais une nouvelle histoire selon mon humeur du jour ou la tête de la personne à qui je parlais. Je n'ai pas besoin de te dire que ça peut devenir très vite compliqué quand cette personne commence à relever les incohérences dans tes différents discours. Donc un jour, j'ai tout bonnement décidé de tisser une histoire complète à partir des bouts de mensonges dont je me souvenais, ceux qui revenaient le plus souvent.
Ainsi, quand certains de mes amis - qui avaient effectivement redoublé leur année - m'ont vu remettre les pieds dans le campus réservé aux L1, je leur ai vomi à la figure ce petit mensonge que je pensais innocent : « Non mais les gars, je ne viens à Vaugirard que pour bosser à la BU, parce que c'est plus proche de chez moi. C'est un peu chiant de devoir aller jusque dans le centre de Paris. » Le plus désolant, c'est de manipuler ses amis, non par malice, mais simplement parce que tu as peur d'être vulnérable à leurs yeux. Parce que tu as peur que l'image qu'ils ont de toi ne parte en fumée. Tu ne les aimes pas assez pour leur dire ta vérité, pour être juste un mec comme les autres. Tu te dois constamment d'attiser dans leur regard les étincelles de cette grande admiration qu'ils te portent à tort.
Et si j'avais eu le courage, à cette époque, de leur dire : « Vous savez quoi les mecs ? Je ne suis qu'une petite merde comme tout le monde, et en ce moment je crois que ça va pas fort dans ma tête. Alors arrêtez de me mettre au-dessus de vous... Même si ça me flatte, ma place n'est au-dessus de personne, et surtout pas au-dessus des gens qui m'aiment et que j'aime en retour - mal, mais que j'aime quand même », je n'aurais peut-être pas autant dégringolé. Ils m'auraient certainement apporté leur soutien. J'aurais dû leur dire ça avant que tout ne déraille dans ma vie. Parce que oui, j'allais vraiment très mal.
Au lieu de ça, je me suis claquemuré dans le silence et les apparences. Pendant ce temps-là, à l'intérieur de moi, chaque jour s'effondraient des morceaux entiers des fondations de ma personnalité, de mon caractère. Je me suis progressivement retrouvé dans cette position profondément désagréable où j'ambitionnais quelque chose pour ma vie, mais où rien ne semblait bouger autour de moi. Pire encore : tout était prodigieusement inerte.
Je restais parfois enfermé dans ma chambre au lieu d'aller en cours, à pleurer toute la journée. Je me sentais empêché, entravé par moi-même. Chaque matin, je me levais au premier son de mon réveil, plein de volonté pour la journée - une volonté qui me quittait dès que je posais le pied sur le parquet froid de ma chambre. C'est là que, saisi d'une peur panique inexplicable, je retournais me recroqueviller sous ma couverture. Je repoussais encore un peu le moment de quitter le lit, de passer sous la douche, de me brosser les dents, de m'habiller, de petit-déjeuner, d'aller en amphi, de suivre et noter le cours... Les seuls jours où je me faisais violence étaient les mercredis et jeudis, car j'avais mes TD, et je savais que si je n'y allais pas, je risquais de perdre ma bourse.
C'est en ces occasions que, pathétiquement, je me retrouvais à interpréter ce personnage sans substance entre les murs de la fac. Je réalise aujourd'hui qu'il s'agissait davantage de faire croire que tout allait bien que de mentir sur mes résultats. Le mensonge n'était qu'un symptôme. Je voulais surtout cacher à tous mon état de putréfaction mentale avancée. Car si personne ne voyait que je traversais une dépression sévère, alors peut-être pouvais-je moi-même feindre de ne pas le voir.
La perception que j'avais de moi-même se distordait un peu plus chaque jour, jusqu'à me laisser sans aucune représentation cohérente de l'individu que j'étais. Insidieusement s'installait en moi le désir de tout arrêter, de me supprimer. Mon propre reflet avait tellement été obscurci par les ombres que j'enfermais dans ma tête qu'un matin, il m'est simplement apparu hors de portée. Mourir cessait d'être une idée vague pour devenir un songe agréable. Y penser me soulageait.
Je ne fis pas le lien immédiatement, mais c'est à cette période que surgirent dans ma mémoire les premières images de mon inceste. Elles m'apparaissaient toujours dans une brûlante couleur sépia qui, au réveil, me laissait dans le corps une sensation de chaleur et un indicible effroi. Mais qui était donc ce petit garçon de sept ans, coincé entre la mousse jaunie et le cuir abîmé d'un canapé miteux par le corps nu d'un géant, et dont le regard se perdait dans le trou de la serrure - seule ouverture vers la lumière ?
Un jour, j'ai tout bonnement décidé de tout arrêter, de tout lâcher. Au moment où j'ai pris cette décision, elle me semblait parfaitement logique, et la culpabilité ne fut pas trop grande. Pour ne pas arranger mon cas, j'ai décidé de ne rien dire à mes parents ; je savais qu'ils désapprouveraient, alors j'ai tout gardé pour moi. Du jour au lendemain, c'était comme si j'avais renoncé à toutes mes aspirations passées. Alors que j'avais toujours honni la banalité et que je m'étais toujours réfugié dans un monde fait uniquement de pensées, de rêves, de livres, de penseurs, de rêveurs et de lecteurs, je fus soudainement catapulté dans un monde bien différent. Un monde où tout est concret, dur et bien réel. Un monde de béton, de verre, d'escaliers, de fer, d'odeurs, de grèves, de faim. Un monde de gravier. Un univers asphaltique.