Passé le crépuscule à Paris...
Yvan-Arhtur Maigne
Récemment, je me surprends souvent à penser que tout est foutu pour moi. Hier soir par exemple, seul à la table de ma cuisine, à demi bourré, je râlais tout en me perdant dans le fond de mon bol de nouilles, lorsque je me suis demandé quand ma vie était devenue aussi décevante. J'avais encore passé toute une journée à dormir, à cuver. Je refusais d'accepter le fait que je suis sacrément paumé, et que ça fait très longtemps que je le suis.
J'essayais de plonger dans ma mémoire pour retrouver des souvenirs du jour où tout ça avait commencé : mon addiction aux substances, mon goût débridé pour les plans directs, et le plaisir que peuvent procurer des dizaines de regards étrangers braqués sur soi, quand le son tape dans le crâne et la MD dans le nez.
C'est là que tout m'est revenu, toutes les bribes de cette soirée au Carmen. Il y a des lieux comme ça qui te révèlent à toi-même, des endroits qui t'attrapent, te prennent par surprise, s'infiltrent en toi et t'étreignent de l'intérieur. Le Carmen est, à n'en pas douter, un de ces endroits.
Lorsque je ferme les yeux, je revois presque parfaitement la deuxième fois où j'y ai mis les pieds. Les images de cette nuit-là me caressent les paupières, se frottent les unes aux autres, se murmurent leurs secrets.
J'entends autour de moi le souffle saturé de Noémie et Luna, le gonflement de torse des nouveaux mecs dont je faisais moi aussi partie, le soupir faussement retenu des habitués. Je me souviens à quel point le rouge du cordon qui encercle d'habitude la grosse porte bleue m'intimidait, produisant sur moi l'effet que l'apparition au loin d'une côte italienne fait sur un migrant encore sur sa barque.
Je vois au-dessus de la porte le nom, inscrit en gros caractères, qui fait crépiter ses néons couleur lave et agite dans mon ventre l'angoisse d'être recalé. Je me vois avec mon foulard violet trop près du cou, je sens sous ma veste la transpiration, et coincé entre mes fesses le tissu froissé de mon pantalon.
Ceux qui passaient devant nous sentaient tous si bon, donnaient l'impression de connaître tout Paris, et me renvoyaient à la figure que toutes ces années je n'avais été rien d'autre qu'un outsider, un boloss.
Malgré mon excitation, ma timidité et l'alcool qui commençait à infuser, je tâchais de mémoriser les nouveaux usages et de répéter ceux que j'avais déjà chopés la première fois. Pour impressionner mes copines que j'avais traînées là-bas de force, je cherchais de l'œil le physio en grimaçant un sourire complice pour feindre un semblant de proximité, en priant secrètement qu'il me reconnaisse de la dernière fois.
Lorsqu'enfin j'ai vu le cordon rouge se lever, j'ai empoigné Noémie et j'ai avancé d'un pas décidé, le menton relevé, fier. Avant de pénétrer dans le bar, on a traversé un sas dont les intenses lumières rouges accéléraient mon état d'ébriété et dilataient mes pores. Et quand j'ai poussé les deux portes battantes noires, c'était comme si j'y entrais pour la première fois. J'avais enfin le sentiment d'appartenir, d'en être.
Peu de temps après, je me suis retrouvé au milieu d'un petit attroupement de danseurs nonchalants dont chaque mouvement burlesque secouait mon pauvre verre de gin-tonic au piment, qui inondait les manches de ma veste.
Je levais les yeux au plafond : la boule à facette argentée projetait des petites lunes rouges qui se reflétaient dans les miroirs, s'incrustaient dans les toiles et rebondissaient sur les moulures. Je commençais à ressentir la timide chaleur que produisaient en se frottant contre moi les mecs de la piste de danse, et plus je sentais leurs corps sur moi, plus montait en moi l'envie d'une bonne clope.
Je me vois slalomer entre le velours carmin des divans, cherchant le fumoir sans oser demander ni bousculer. Je traverse l'un des petits salons où je vois Noémie, la langue dans la bouche du gars qui nous avait offert nos gin-tonics. À peine ai-je dépassé le bar en jouant un peu des coudes que je tombe nez à nez avec une grosse cage de verre, une sorte de boîte enfumée pour go-go dancers.
À l'intérieur, clope après clope, j'étais de plus en plus subjugué par l'aisance avec laquelle certaines filles discutaient en français de la dernière collection Jacquemus puis enchaînaient avec une conversation en néerlandais ou en anglais sans jamais s'arrêter de tirer sur leurs Vogue, comme si chaque taffe leur faisait parler une nouvelle langue.
Puis, subitement, le monologue d'un Américain qui me faisait du rentre-dedans me bourdonnait encore dans les oreilles quand j'ai été entraîné aux toilettes par deux blondes et un gars trop bronzé qui se vantait sans arrêt de sa Patek.
En descendant par le côté gauche de l'escalier qui mène à l'étage du dessous, je me souviens avoir pensé que je sucerais bien le mec à la montre, avant de réaliser trente minutes plus tard que j'avais les mains sur son cul et que les siennes appuyaient sur ma tête.
Le plus grisant dans cette affaire, c'était l'impression qu'il me rémunérait en traces de coke (ou alors c'était de la 3-MMC, je ne sais plus trop), et que plus sa queue descendait dans ma gorge, plus grosse était la trace suivante.
Ça a duré un petit moment sans qu'il ne gicle, et en sortant des toilettes, on est tombés sur un mec qui nous a lancé un gros sourire pervers avant de nous demander si on avait quelque chose pour lui.
J'ignore pourquoi, mais c'est à ce moment précis que le désir d'étirer la nuit s'est mis à me brûler les lèvres, le nez, les doigts. Tout mon corps était parcouru par une nouvelle forme d'exaltation. Soudain, la musique était plus forte, mes pieds touchaient à peine le sol, mes narines frétillaient, la lumière rouge dans laquelle on baignait depuis le début de la soirée s'était épaissie et me donnait la sensation de respirer une sorte de brouillard vermillon.
Revenu sur la piste de danse, je me souviens combien il était facile de bouger, de balancer mes bras, de secouer ma tête. J'étais si léger, et mes mouvements me paraissaient tellement agiles que même le DJ semblait impressionné. Puis soudain, le morceau a éclaté dans les enceintes, et j'ai à peine eu le temps de comprendre ce qui m'arrivait que mon corps était entraîné, comme possédé par chaque vibration.
Sous ma poitrine résonnaient les fréquences, et les harmonies se mélangeaient dans une orgie pourpre des plus fertiles. Sans prendre garde, mes mouvements éloignaient autour de moi les danseurs timides. Je me retrouvais au milieu de la piste, baignant pleinement dans un halo de lumière rouge sublime, dans une constellation argentée de croissants de lune.
Puis a fait irruption dans la lumière un homme assez grand, svelte, à la peau caramel, et aussitôt, nos ombres se sont embrassées. La tension était devenue si palpable qu'on aurait pu en faire des tranches. Par moments, nos corps se frôlaient, nos regards ne se quittaient jamais, le face-à-face avait des airs de duel tantrique. On ne pouvait pas vraiment dire si l'on voulait s'étriper ou s'arracher nos vêtements.
Et la musique, la musique, encore et toujours la musique. Elle se glissait en nous par tous les orifices. Belle, puissante, omnipotente, dominatrice, elle nous fécondait sans trêve, libérait en nous tous les fluides, nous extirpait les gémissements et les grimaces de la jouissance.
Puis je me suis brusquement arrêté, légèrement embarrassé par l'image que nous renvoyaient les miroirs. Je détestais l'idée d'être l'amuseur, le divertissement - en somme, le Noir qui danse bien. Trop bien, peut-être.
J'ai quitté la piste et me suis mis à chercher partout le mec à la montre, espérant qu'il me filerait une trace sans condition. Je me souvenais avoir pris son Insta, mais lorsque j'ai fouillé dans la poche intérieure de ma veste, mon téléphone n'y était plus.
J'allais me laisser submerger par la panique quand on s'est tous retrouvés dans le sas, puis devant la porte du Carmen. L'idée que c'était la fin me donnait presque envie de vomir et me filait le vertige. J'ignorais alors que cette sensation ne me quitterait désormais plus jamais.
Dos à la porte qu'ils venaient de fermer, trop défoncé pour me souvenir de son prénom, j'hésitais à demander autour de moi si quelqu'un connaissait un gars avec une Patek Philippe. Mais je réalisais à quel point ce ne serait pas du meilleur effet, donc je me contentai de sympathiser avec le groupe que mes copines avaient trouvé entre-temps.
Noémie parlait théâtre avec un mannequin berlinois dans un allemand impeccable que je ne lui soupçonnais pas, et Luna, comme à son habitude, se prenait le chou avec deux photographes de street art qu'elle voulait certainement ramener chez elle.
Je m'incrustai dans leurs conversations sans trop savoir où donner de la tête. Plus je parlais, plus je me fichais de mon téléphone disparu. Tout le monde parlait de continuer, de ne pas s'arrêter. Et après ? Qu'allions-nous faire ? Qu'allions-nous boire ? Il était bien sûr inenvisageable de rentrer - je ne crois même pas que l'idée ait traversé l'esprit de l'un d'entre nous.
Les discussions n'en finissaient plus sur qui avait l'appartement le plus grand, sur qui habitait quel arrondissement, lorsque le fameux gars à la montre a refait surface avec les deux blondes de tout à l'heure.
Il revenait tel un Jésus du samedi soir, les bras chargés d'une bouteille de Cliquot, avec une proposition d'after dans l'appart de ses parents aux Invalides - ce qui arrangeait tout le monde - mais surtout avec mon téléphone sur lequel on s'était tracés deux heures plus tôt et que j'avais complètement oublié.
Mon portable dans la poche, je me souviens qu'en allumant ma dernière clope, j'ai senti un léger vent passer dans ma chemise pile au moment où le gars à la montre y glissait une main. Je me suis senti bien, tellement bien que j'aurais pu verser une larme. La drogue me crispait les mâchoires, je venais de finir mon paquet de clopes, mais merde que j'étais heureux.
Le froid du bracelet en acier de sa montre sur mon téton gauche me faisait bander mou, la fumée de la clope enflait mes poumons et gonflait mon torse. Je puais le gin-tonic, et je faisais semblant de ne pas voir que ma demi-molle commençait à sensiblement mouiller le lin de mon pantalon.
Je ne sais plus très bien si le Uber est arrivé avant la fin de la clope ou après, mais j'ai encore au cœur et dans la tête ce que j'éprouvais dans la voiture, sa langue dans ma bouche.
C'était la fin sans être la fin, le début de quelque chose d'absolument éphémère qui allait pourtant laisser une empreinte indélébile. Alors qu'on avait tous l'impression que la soirée continuait, et qu'on s'illusionnait à espérer qu'elle ne se finirait jamais, nous savions au plus profond de nous qu'elle aurait dû se terminer devant le club.
Que là où nous allions à 4 h 30 du matin, nous n'y trouverions pas plus le bonheur. Que toutes les poudres et les pilules que nous allions ingérer ne suffiraient jamais à combler le trou béant en nous, à soigner la tristesse immense de nos cœurs d'enfant.
Malgré tout, on était heureux. Et la semaine d'après, nous savions que nous recommencerions, que nous irions encore chercher la lumière dans les abîmes.
Aux pieds de l'immeuble qui se trouvait dans une cour privée boulevard de la Tour-Maubourg, quand les autres se précipitaient dans le hall, on s'arrêta un moment pour observer.
Avec deux doigts, il fit remonter mon menton, m'invitant à admirer. Son autre main était occupée à me presser le cul sous le pantalon. Et dans un trip égotique puissant, plus il me parlait de tout ce qui dans cet immeuble appartenait à sa famille, plus je le sentais grossir et palpiter dans ma paume chaude.
Comme s'il ne faisait plus qu'un avec cet imposant immeuble à la pierre beige, et que la raideur du calcaire amplifiait la dureté de sa queue.
Dans l'ascenseur - dans un moment qui me paraîtra plus tard avoir duré une bonne heure -, quand il ne vantait pas ses performances, on se baisait la bouche voracement.
Dans mes souvenirs, je ne résistai pas longtemps avant qu'il ne défasse le bouton de mon pantalon et le fasse tomber sur mes chevilles. Alors que j'écris ces lignes, je suis envahi par la sensation de mon torse nu contre le bois verni.
Je me souviens encore nettement du frisson qui pénétrait mon cœur à chaque tremblement de l'ascenseur. Je gémissais tout doucement pour ne pas déranger les voisins invisibles. J'étais à lui, et il me possédait dans toute mon entièreté.
Il me baisa comme ça durant de longues minutes, puis, sans nous rhabiller, il me porta jusqu'à sa chambre. En traversant l'antichambre en rotonde, on entendait des rires s'échapper d'un des salons où les autres poursuivaient leur soirée sans nous.
Dans sa chambre, il prit une dernière trace de c et en fit une autre pour moi. Par miracle, malgré tout ce qu'on avait sniffé, lui comme moi bandions encore dur. Alors on continua.
Il n'arrêtait pas de répéter que j'avais le cul d'un bébé, et qu'il pouvait me le bouffer tous les jours et en avoir encore envie le jour d'après.
Ses draps sur ma peau, c'était si merveilleux. Un doux frottement. Une caresse ininterrompue.
Ses doigts dans ma bouche. Le clac de ses hanches contre mes fesses.
On brûlait si fort de désir l'un pour l'autre. Le feu, le feu, partout. Et la drogue qui ne faisait qu'étirer indéfiniment l'instant et gonfler les sensations.
On ne fatiguait pas. La nuit continuait à nous envelopper si tendrement qu'on finit par s'endormir l'un dans l'autre.
Dans mon sommeil, soudain, une explosion de chaleur en mon sein. Il coulait en moi.
Comme c'était bon, parfois, la nuit, à Paris.
Cette époque où chaque nouvelle sortie était une expédition consacrée à la conquête et à l’exploration des sens, des désirs, des impulsions, me semble révolue. Aujourd’hui, je suis comme enchaîné à cette vie. Je suis devenu un zombie, une âme en peine que l’on voit traîner dans les rues de Paris peu après minuit. Avant 18h, je dors quelque part dans les bras d’un garçon, que je vais me hâter de fuir au moment du réveil, et passé le crépuscule, à peine rafraîchi par une douche tiède, et revigoré par un repas spectral, j’attends les 12 coups pour retourner arpenter les boîtes et les caves de Paname, m’exploser les oreilles avec de la tech de piètre qualité, baiser des mecs à l’égo surdimensionné.